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Démocratie arabe: des fondations fragiles

Aug 20, 2011

Par Timur Kuranz

Les manifestants qui ont renversé ou menacé les dictateurs arabes demandent davantage de libertés, des élections justes et des mesures anti-corruption. Mais ils n'ont pas affiché une idéologie distincte, et encore moins cohérente. C'est parce que les organisations privées n'ont joué qu'un rôle périphérique et que les manifestations n'ont pas eu de leaders avec une certaine stature. Ces deux limitations sont dues à la pénurie de longue date, à travers le monde arabe, d’associations non gouvernementales autonomes servant d'intermédiaires entre l'individu et l'État. Cette faiblesse chronique de la société civile suggère que des démocraties arabes viables - ou les dirigeants qui pourraient les gouverner - ne vont pas émerger de sitôt. L'issue immédiate la plus probable de la crise actuelle est une nouvelle série de dictateurs ou de régimes à parti unique.

La démocratie exige des contre-pouvoirs, et c’est en grande partie par la
société civile que les citoyens protègent leurs droits en tant qu'individus,
forcent les décideurs politiques à répondre à leurs intérêts, et limitent
les abus de l'autorité de l'Etat. La société civile promeut également une
culture de négociation et donne aux futurs leaders les compétences pour
articuler leurs idées, former des coalitions et gouverner.

Les conditions préalables à la démocratie sont absentes dans le monde arabe
en partie parce que Hosni Moubarak et d'autres dictateurs arabes ont passé
un demi-siècle à étouffer les médias, supprimer la recherche intellectuelle,
limiter l'expression artistique, interdire des partis politiques, et
co-opter des organisations régionales, ethniques et religieuses pour réduire
au silence les voix dissidentes. Mais les handicaps de la société civile
arabe ont également des causes historiques qui transcendent les politiques
des dirigeants modernes. Jusqu'à l'établissement des régimes coloniaux à la
fin du 19ème siècle, c’est la charia qui régnait dans les sociétés arabes,
excluant les organisations privées autonomes. Ainsi, alors que l'Europe
occidentale opérait sa difficile transition de l'arbitraire des monarques
vers l’état de droit démocratique, le Moyen-Orient conservait des structures
politiques autoritaires. Un tel environnement politique a empêché les
institutions démocratiques de prendre racine et finalement facilité la
montée des dictatures arabes modernes.

Étonnamment, la charia n'a pas de concept de société, organisation pérenne
et autonome qui peut être utilisée à des fins lucratives ou pour fournir des
services sociaux. L’alternative islamique à la société à but non lucratif a
été la waqf, une fondation établie en conformité avec la charia pour offrir
indéfiniment des services spécifiés, par des administrateurs liés par des
instructions essentiellement fixes. Une société peut s'adapter à des
conditions changeantes et participer à la politique. Une waqf ne peut ni
l’un ni l’autre. Ainsi, dans l’Europe pré-moderne, les églises, qui avaient
un poids politique, les universités, les associations professionnelles et
les municipalités représentaient un contrepoids aux monarques. Au
Moyen-Orient, les waqfs apolitiques ne favorisaient pas les mouvements
sociaux ou les idéologies.

A partir du milieu du 19ème siècle, le Moyen-Orient a importé d'Europe le
concept de société. Par étapes, les municipalités autonomes arabes, les
associations professionnelles, les groupes culturels et de bienfaisance ont
assumé les fonctions sociales des waqfs. Pourtant, la société civile arabe
demeure superficielle à l’aune des normes mondiales.

Une indication de ce fait est que dans leurs interactions avec des
organismes privés ou publics, les citoyens des Etats arabes sont plus
susceptibles que ceux dans les démocraties avancées de s'appuyer sur des
relations personnelles avec les employés ou les représentants. Cette
tendance se retrouve également dans les statistiques de la corruption de
Transparency International, qui montrent que dans les pays arabes les
relations avec les agences de l’État sont beaucoup plus susceptibles d'être
considérées comme des transactions personnelles d’affaires. Une préférence
historiquement enracinée pour les interactions personnelles limite la portée
des organisations, ce qui contribue à expliquer pourquoi les organisations
non gouvernementales n’ont joué qu'un rôle mineur dans les soulèvements
arabes.

Un secteur d’entreprises moins puissant a aussi entravé la démocratie. Le
Moyen-Orient a atteint l'ère industrielle avec un secteur privé atomistique
non adapté pour rivaliser avec les grandes entreprises qui en étaient venues
à dominer l'économie mondiale. Jusque-là, le secteur privé arabe était
exclusivement composé de petites entreprises, à courte durée de vie,
établies en vertu du droit islamique des partenariats. Les entreprises
arabes avaient un poids politique moindre qu’en Europe occidentale, où
d'énormes entreprises établies contribuaient à la société civile directement
comme une force politique contre le pouvoir politique arbitraire ou en
soutenant des causes sociales.

Malgré ces handicaps, il y a certaines raisons d'être optimiste quand il
s'agit de la démocratisation au Moyen-Orient. Le monde arabe n'a pas à
repartir de zéro. Une foule d'organismes privés sont déjà présents, mais
surtout à l'état embryonnaire. Et si la crise actuelle génère des régimes
plus tolérants envers la politique exercée par la base et envers la
diversité d'opinions, davantage d’associations capables de défendre les
libertés individuelles émergeront sûrement. Par ailleurs, les pierres
angulaires d'une économie moderne sont en place et largement acceptées. Les
pratiques économiques en contradiction avec la charia, comme les banques et
les sociétés, ont été adoptées il y a assez longtemps pour faire partie de
la culture locale. Au cours des 150 dernières années, le monde arabe a
accompli des transformations économiques structurelles qui ont pris un
millénaire en Europe. Ses progrès économiques, quels que soient les
insuffisances, ont été remarquables. Si le progrès politique est en retard,
c'est en partie parce que former des organisations non gouvernementales
solides prend du temps.

Une société civile plus forte ne suffira pas à apporter la démocratie. Après
tout, les organisations privées peuvent promouvoir des programmes
intolérants et despotiques, comme le démontrent les organisations islamistes
qui dénoncent le pluralisme politique et les libertés personnelles. Mais
sans une société civile forte, les dictateurs ne céderont jamais le pouvoir,
sauf en cas d'intervention étrangère.

Timur Kuran, professeur d'économie et de sciences politiques à l'Université
de Duke aux États-Unis, est l'auteur de l'ouvrage récent:
Islam et sous-développement un vieux puzzle revisité

Cet article a été originellement publié en anglais dans le New York Times

Publié en collaboration avec UnMondeLibre.org
 

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