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Lettre ouverte aux deux co-présidents de la Commission de réflexion sur la réconciliation nationale

Nov 18, 2011

Par Faya L. Millimouno

A Messieurs les deux co-présidents de la Commission de réflexion sur la réconciliation nationale,

C’est avec un grand intérêt que j’ai lu et examiné votre document intitulé « En Route vers la Réconciliation Nationale », que vous avez récemment publié. En tant que Guinéen soucieux de l’avenir de ce pays, je me dois de vous remercier pour les efforts manifestement louables que vous êtes en train de fournir pour accomplir la mission que vous a confiée le Chef de l’Etat ; mission qui consiste à réfléchir sur la réconciliation nationale en République de Guinée.

Je partage votre constat que la réconciliation nationale est une évidente nécessité pour la République de Guinée qui veut se développer dans la paix et l’harmonie. Cependant, il me semble que cet objectif ne pourrait pas être atteint en fermant la porte à tout débat et à toute recherche de la vérité sous prétexte que cela ouvrirait la porte à des règlements de compte interminables, et rendrait encore plus fragile le tissu social si gravement fracturé.

En effet, trois passages de votre document m’inquiètent particulièrement. Ce sont :

1. « Si la responsabilité suprême de ces crimes doit être attribuée à ceux qui détenaient le pouvoir suprême et qui auraient donné des ordres à exécuter, est ce que des groupes sociaux et des individus n’ont-ils pas largement bénéficié des avantages matériels, financiers, économiques et sociaux des différents régimes politiques, sous la protection d’une impunité politique ? Ces complicités actives ou passives n’élargissent-elles pas déjà le champ d’une responsabilité collective ? » ;

2. « D’un régime à un autre, malgré l’évidence des situation de violations flagrantes des droits de l’homme, des groupes d’intérêt, n’ont-ils pas été solidaires des tueries successives et des éliminations à caractère racial et arbitraire d’autres Guinéens en tirant profit des dépouilles des vaincus, du chaos politique, social et administratif ? » ; et

3. « Malgré ces évidences de barbarie, de « crimes contre l’humanité », est-il salutaire pour la Guinée, chers compatriotes, de remuer la « boue » qui a tâché notre conscience personnelle et collective, et de s’engager sous la pression instinctive d’une exigence impérative de vérité et de justice, de réparation, dans l’aventure d’une procédure judiciaire qui ouvrirait la porte à des règlements de compte interminables, et rendrait encore plus fragile le tissu social si gravement fracturé ? Qui jugera qui, dans cette situation complexe globale et inextricable de solidarités et de complicités ? Qui prétendra avoir les mains et la conscience pures, quand les bourreaux deviennent des victimes, et quand les victimes deviennent des bourreaux, dans le cercle infernal des vengeances ? »

A travers ces trois passages, j’ai le sentiment que votre commission tire une conclusion hâtive dont le résultat risque d’enfermer le peuple de Guinée dans un semblant de pardon, dans le déni de justice perpétuel et donc dans l’incapacité de guérir et de refouler l’amertume causée par le bafouillage de la dignité humaine tout au long de l’histoire de notre pays.

Ces trois passages font naitre en moi et en bien d’autres compatriotes le doute sur l’accomplissement heureux de cette mission de réconciliation nationale, certes complexe, mais exaltante pour notre pays. Vous me permettrez de préciser que tout le monde n’est pas responsable des événements douloureux qu’a connus ce pays. L’idée selon laquelle, « tout le monde est responsable » et « tout le monde est à la fois victime et bourreau » cautionne la responsabilité individuelle des auteurs des violations des Droits de l’Homme dont la majorité du peuple de Guinée a souffert. Même au niveau de ceux qui sont responsables de ces violations, il me semble que les degrés diffèrent.

Contrairement à votre vision, j’estime que l’on ne peut pas continuer à tourner les pages en Guinée sans les avoir lues. Vous vous rappelez qu’en 1984, après la prise du pouvoir par le CMRN et la découverte de l’horreur que nous a laissée le PDG-RDA, les nouvelles autorités du pays, soit par peur de se faire rattraper par leur passé, soit par crainte d’offenser ou de se faire rabrouer, se sont contentées de spiritualiser leur refus de confronter les auteurs des massacres. Elles ont estimé qu’il vaut mieux oublier et pardonner. Cette attitude nous a conduit à revivre d’autres événements douloureux tout au long de la présidence du Général Lansana Conte, de la transition ouverte par le CNDD et de la Présidence de Monsieur Alpha Conde. Le peuple se souvient:

des massacres des cadres et officiers supérieurs malinkés suite aux événements du 5 juillet 1985, connus sous le nom du Coup Diarra Traore, et du « Wo Fatara » prononcé par le Président Lansana Conte;

des affrontements interethniques en 1991 à N’Zérékoré entre les Gbèlès d’un côté et les Malinkés et Koniankés de l’autre, lors des premières élections communales de l’ère Conte;

de la tentative de Coup d’Etat contre le Président Lansana Conte en février 1996 et des conséquences qui en ont suivi;

de l’assassinat de huit (8) forestiers à Coza, en 2000, et de la confiscation de leurs corps pendant huit ans;

des massacres des manifestants pacifiques de juin 2006, de janvier et février 2007, du 28 septembre 2009, du 3 avril 2011 et du 27 septembre 2011 ;

des massacres des dizaines de policiers en 2008 pour avoir réclamé, comme les militaires, une augmentation de salaire ;

de la tentative d’assassinat du Capitaine Moussa Dadis Camara en décembre 2009 et des massacres qui en ont suivi;

de l’expulsion de la Haute Guinée des Guinéens de l’ethnie peulh par les militants du RPG en 2010, etc.

Tous les guinéens, à mon avis, souhaitent le pardon, mais tel qu’il est recommandé dans votre rapport, il nous fait courir le risque de rester dans le déni de justice total et donc dans l’incapacité de guérir nos plaies et de refouler l’amertume.

Par ce processus de fuite en avant, on prive la vérité au peuple. Par ricochet, on contribue de manière directe ou indirecte à produire de nouvelles victimes comme nous le vivons encore aujourd’hui.

D’ailleurs, il convient de rappeler que la justice et le pardon ne sont pas exclusifs. Le pardon qui est un acte singulier, sollicité auprès d’une victime, et accordé ou refusé à l’auteur de l’acte, n’exclut pas la justice selon la nature et l’ampleur de la forfaiture. Le fonctionnement de la société qui repose sur un contrat requiert l’obligation de rendre justice. Faute d’accomplir cette obligation, la société court le risque d’être exposée à l’anarchie et à une destruction inévitable de son tissu social. Celle-ci se manifeste soit par des conflits armés ou par des explosions sociales qui sont synonymes de révolutions.

Il nous faut donc rompre avec cette habitude d’impunité pour aborder avec courage et responsabilité notre passé. Qu’on se l’explique, qu’on aille au fond des événements douloureux qui se sont déroulés durant ces longues années qui se poursuivent encore aujourd’hui, qu’on recherche la vérité sur ce qui s’est passé, qu’on rende justice aux victimes, qu’on leur offre réparation convenable et seulement après nous pourrions nous réconcilier avec nous mêmes. Chacun d’entre nous et la société guinéenne dans son ensemble pourraient alors se dire que l’ère de la violence impunie est réellement révolue.

Comme l’Archevêque sud africain Desmond Tutu, je pense qu’analyser en profondeur une histoire douloureuse est le meilleur moyen d’empêcher qu’elle se reproduise. Il s’agira pour nous d’établir la vérité sur chacun des nombreux cas douloureux et de rendre justice pour ouvrir la voie à une véritable réconciliation. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il faut se complaire dans le passé ou verser dans la vengeance mais plutôt qu’il est nécessaire de nettoyer les plaies et de les traiter en profondeur pour qu’elles se cicatrisent. Ainsi, la page pourra être tournée pour qu’un avenir radieux commun puisse succéder à la méfiance, à l’amertume et à la discorde. Pour ce faire, il faut une volonté réelle de réconciliation nationale traduite en actes concrets ; or cette volonté, le peuple de l’a pas encore vue.

Pour moi, la réconciliation nationale recouvre à la fois un objectif et un processus, mais aussi les moyens par lesquels on est censé y parvenir. L’objectif est, bien entendu, une société harmonieuse et réconciliée, en paix avec elle-même et avec ses voisins. Comme processus, comme moyen de construire un avenir meilleur, la réconciliation est et sera un acte complexe. Elle doit être conduite par des personnalités crédibles et expertes en la matière. Elle portera sur la réappropriation par les Guinéens de leurs valeurs communes. Les Guinéens n’ont-ils pas divorcé avec leurs valeurs depuis trop longtemps ? Ne voyons-nous pas la distance s’agrandir de jour en jour entre l’enseignement reçu par les Guinéens dans les mosquées et les églises et les comportements qu’ils produisent quotidiennement ?

La réconciliation comprendra multiples facettes : recherche de la vérité, de la justice, reconnaissance des fautes commises, aide aux victimes pour cicatriser les plaies, réparations équitables, pardon, etc. Elle s’imposera à différents niveaux : sur le plan individuel de chaque victime et de chaque bourreau, des familles et des communautés entières. Elle sera longue car pouvant prendre plusieurs années voire des décennies. Elle sera profonde, critique, transparente et concernera tous les cas déplorés dans l’histoire de notre pays.

Pour accomplir cette noble tâche, des défis majeurs sont à relever. Le premier défi de taille auquel les Guinéens devront s’attaquer immédiatement, c’est le défi de la réforme de la justice, tant dans son organisation que dans son fonctionnement. Dans un pays caractérisé par l’impunité des crimes, la corruption endémique de certains agents judiciaires et l’absence d’indépendance réelle de la magistrature, réformer le système judiciaire est d’une importance vitale pour la réconciliation nationale et la construction d’une paix véritable et durable.

Faut-il rappeler que tous les citoyens guinéens réclament une justice saine, équitable pour tous. Mais cela passera par des mesures énergiques de réformes internes et externes de notre système judiciaire, et dans ce domaine sensible nous n’avons pas droit à l’erreur.

Le second défi est celui de créer un cadre de débat serein et responsable. Pour y arriver, il faut éviter et faire éviter deux erreurs devenues monnaie courante:

1. Le fait de considérer que la critique adressée à un dirigeant politique concerne sa famille et/ou à son groupe ethnique ;

2. Le fait de croire que les fautes commises par un dirigeant politique sont imputables à sa famille ou à son ethnie.

Le troisième défi concerne l’amorce d’un véritable changement fait de tolérance zéro sur les questions de respect des droits humains, de lutte contre l’impunité et de respect strict des lois de la République. Pour y arriver, le nouveau Président et son gouvernement doivent donner le ton. Mais malheureusement, en s’inscrivant dans la logique de non droit et de violation des droits de l’homme, en récompensant par des postes de responsabilité encore plus élevés ceux qui sont accusés de crime contre l’humanité, en faisant du favoritisme et du tribalisme dans les nominations aux fonctions de l’Etat, en ramenant aux affaires ceux qui sont responsables de la faillite morale et économique du pays, en instrumentalisant la Justice à travers des pseudo procès dont l’objectif est de museler des adversaires politiques et économiques et en attaquant les médias privés, les autorités actuelles s’inscrivent à contre courant des aspirations légitimes du peuple d’aller à la réconciliation nationale et à la construction d’une paix durable.

La manière la plus sûre de montrer la volonté politique d’aller à la réconciliation des Guinéens est de s’attaquer, en toute transparence, à tous les cas en commençant par les plus récents de violation de la loi et des droits humains, et établir la justice.

Pour finir, chers doyens et co-présidents de la commission de réflexion sur la réconciliation nationale, le peuple de Guinée ne peut plus se permettre d’accepter que l’impunité soit érigée en règle de conduite. La vraie paix est le fruit de la justice pour tous, vertu morale et garantie légale qui veille sur le plein respect des droits et des devoirs, et sur la répartition équitable des profits et des charges.

Pour la réussite de la dynamique de la réconciliation nationale, il faut faire appel à l’ensemble des personnes ressources du pays, qui se trouvent aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, notamment des universitaires, des notables, des religieux, des animateurs des organisations non gouvernementales, des acteurs des partis politiques, des artistes, des sportifs … pour réfléchir, produire et mettre en œuvre un modèle de réconciliation qui puisse permettre une véritable réconciliation entre les Guinéens, avec leur passé et avec leurs valeurs.
 

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